Monique Canto-Sperber

Chaque rencontre avec Béla réveillait la même évidence : inutile de résister à son appel. Dès les premiers mots échangés avec elle, on sentait que l’esquive était impossible. Elle installait le dialogue comme une réalité concrète, une maison ou un enclos, où il fallait avancer en s’appuyant aux murs. Béla ne perdait pas de temps dans les relations humaines, chaque échange devait être pour elle un concentré de vie, il atteignait parfois une telle intensité qu’on savait que s’y jouait le sens de l’existence, avec l’obligation d’aller à l’essentiel. J’ai parfois ressenti de l’inconfort lors de tels moments, l’impression d’être convoquée à quelque chose dont je ne voulais pas, mais j’admirais Bella malgré cela car elle avait le don dans les circonstances les plus triviales de la rencontre – le boulevard Montparnasse, un café, trois mots échangés dans la cuisine – de faire en sorte que la réalité ordinaire bascule sur un autre plan où, derrière les paroles échangées, on traitait de la vérité humaine et des raisons qui justifiaient encore et encore qu’on soit en vie.

Béla s’est donnée sa propre vie, elle qu’un destin implacable avait voulu condamner, une vie qu’elle veillait à rallumer en tout temps, en tous lieux, pour elle et pour les autres Rencontrer Béla, c’était répondre à un appel, aussi impérieux que la nécessité de vivre.

Béla était lumineuse et sombre, douce et tranchante. Elle évoquait parfois son enfance, mais touche par touche, comme si après la violence de ce qu’elle avait vécu enfant, elle ne devait plus rien à la cohérence des récits. Beaucoup de ses silences ou de ses excès de parole tournaient autour de la place vide de son père, qui était-il, où était-il.

Béla avait une face solaire. Son sourire, sa générosité, la chaleur de ses invitations, le bonheur qu’elle avait en constatant le plaisir de ses convives sont restées pour moi des moments de lumière inoubliables. Parmi beaucoup d’autres, je me souviens de la joie partagée d’une soirée de changement de millénaire, où nous nous sommes retrouvés à Jérusalem, si généreusement accueillis par elle et par Henri.

Dans le faire part du décès de Béla, Henri parle de Béla comme de sa femme et de son amie. Je le remercie d’avoir reconstitué pour tous ses proches le douloureux tissu de son enfance, d’une enfant laissée seule, dès l’âge de quelques mois, juive et allemande, au camp de Gurs, séparée de sa mère restée en Allemagne et destinée à la mort. Il a dit comment elle avait échappé à la déportation vers Drancy puis vers les camps de la mort. Toute personne née entre 1939 et 1945 et qui a n’a pas été tuée est présumée survivante, mais Béla a survécu plus encore que beaucoup d’autres, elle qui au début de sa vie n’eut personne autour d’elle. Elle a trouvé ensuite l’amour d’Henri et de sa famille. Bella était irrésistible.