Jean-Pierre Dupuy

Béla, ou la vérité qui fait mal

Tous ceux qui ont bien connu Béla savent qu’elle pouvait dire aux gens leurs quatre vérités et les blesser en appuyant là où cela leur faisait spécialement mal. Pour autant que j’ai pu l’observer, en particulier sur moi-même, elle se trompait rarement.

Lors d’un colloque tenu au château de Cerisy, l’un des conférenciers, grand bourgeois satisfait de lui-même se prenant pour un grand intellectuel, lui avait spécialement tapé sur les nerfs. Lors d’une pause, Béla l’invectiva et lui démontra qu’un peu plus d’humilité eût rendu ses propos plus audibles. Pendant le reste du colloque l’intéressé n’eût de cesse de se justifier auprès de son juge, comme si elle, et elle seule, pouvait lui assurer le salut.

Un autre aspect de sa personnalité – mais n’était-ce pas le même ? – était la très grande gentillesse qu’elle pouvait manifester à l’égard des petits – petits en âge, elle qui n’a pas eu d’enfant, mais petits aussi parce qu’ils souffrent, traversent une crise, ne savent plus qui ils sont ni où ils vont. Cette gentillesse s’accompagnait d’une non moins profonde générosité. Mes enfants peuvent en porter témoignage.

Il y a longtemps, avant que je fasse la connaissance d’Henri et de Béla, j’ai fait une psychanalyse qui m’a sauvé la vie, la vie psychique tout du moins. Mon thérapeute, un grand nom de la place de Paris, était un Freudien orthodoxe et la cure suivit un protocole on ne peut plus classique basé sur le transfert. Ceux qui me connaissaient comme chercheur et n’avaient aucune idée du mal qui me rongeait, furent choqués que je puisse m’en remettre à ce qu’ils tenaient pour une imposture théorique et pratique. Je n’en eus cure : j’étais guéri, c’est-à-dire libre.

Bien des années plus tard, je traversai une crise tout aussi grave. Béla était une amie et elle se proposa pour m’aider. En place du cabinet du psychanalyste, nos rencontres eurent lieu au café Bullier, à Montparnasse, non loin de son domicile, sous forme de face à face, protégés que nous étions du reste du monde par le brouhaha ambiant. Au lieu du mutisme s’apparentant à un sommeil profond du psychothérapeute, il y avait un dialogue en apparence égalitaire entre deux amis. En vérité, Béla était la maîtresse du jeu que nous menions, moi tentant de lui faire dire ce que je souhaitais qu’elle dît, elle se dérobant et m’assénant des vérités que je ne voulais pas regarder en face. Plus d’une fois, sa brutalité me fit mal. Elle m’empêcha de me réfugier dans le mal qui m’avait conduit là où j’en étais et dont j’étais tout prêt de me contenter. Elle qui avait connu le mal radical, ne voulait pas que je me satisfasse de ce bien faisandé.

Mon thérapeute freudien, je l’ai pris pour mon père puis, avec son concours, je m’en suis débarrassé. Béla, je l’ai aimée jusqu’au bout comme on aime une sœur.