Laocratia Lakka

Ce que je sais de Bela Kohn-Atlan

J’ai rencontré Béla dans les premières années de la première décennie du nouveau siècle. J’ai fait sa connaissance en tant qu’épouse du Professeur Henri Atlan.

C’était l’époque où j’avais découvert chez mon amie Marie-Luce un petit livre scientifique intitulé « La fin du tout génétique » signé Henri Atlan. Ce livre m’enthousiasma et je me suis dit qu’il fallait que je le traduise en grec. Il apportait un nouveau point de vue aux questions de la biologie, en bousculant son modèle prédominant et donnait un nouveau départ au débat sur l’épigénétique.

J’ai cherché sur Internet ses autres écrits. Et lorsque le livre fut traduit, Henri Atlan fut invité pour la présentation du livre en Grèce, Béla l’accompagnait. Dès les premiers instants où je l’ai vue, j’ai senti que nous avions quelque chose en commun. Lors de leur second voyage en Grèce, je suis allée les accueillir à l’aéroport à bord de la voiture de l’Ambassade de France. Elle me serra la main, me remit un petit présent qui m’a beaucoup émue. Lors de la promenade que nous avions faite ensemble dans les rues de la vieille ville d’Athènes, je lui ai expliqué ce que signifie le nom Laocratia et comment m’avaient ainsi baptisée les partisans dans la montagne.

Elle m’invita alors à Paris, chez elle, m’a donné son numéro de téléphone personnel, et m’a dit « moi aussi j’ai des choses de ma vie  à te raconter». Je ne pouvais imaginer alors la violence avec laquelle elle avait vécu son enfance.

Quelques temps plus tard, je me suis rendue à Paris, elle m’avait invitée à dîner et avait tenu à ce que je passe d’abord à son appartement. C’était un bel après-midi parisien de printemps. Son domicile, situé Boulevard Montparnasse, était plein de livres du sol au plafond. Et c’est là qu’elle me raconta sa vie.

Son père, Allemand, ne les a pas aidées, sa mère et elle à survivre à la monstruosité des nazis. J’étais choquée en écoutant toute l’histoire de sa vie commencée, à six mois,  dans le camp de concentration de Gurs, dans le sud de la France, un lieu où furent enfermés presque exclusivement des juifs étrangers et qui servait pour beaucoup de déportés de lieu de passage vers Drancy, en transit, vers les camps d’extermination nazis, et celle de son adolescence d’enfant sans parents, après qu’elle fut sortie de Gurs, à un an, grâce à une septicémie à l’aide d’organisations chrétiennes et de résistants. Mais pourquoi les Français ont-ils fait de tels camps ? Pourquoi ont-ils accepté d’envoyer tant de personnes à Auschwitz ?

Comment grandit un enfant seul dans de telles conditions ? Soudain, je me mis à pleurer. C’était tellement horrifiant tout ce qu’elle me racontait. Elle me serra la main me disant « tout cela est passé maintenant ». J’ai pensé que ma propre vie avait été moins difficile. J’ai vécu entourée de parents et de beaucoup d’amour. Elle, elle était seule, orpheline parmi des étrangers. Elle me dit par contre que depuis qu’elle avait rencontré Henri Atlan sa vie avait changé. Le soir, nous avons diné tous les trois dans un beau restaurant de Paris où tout le monde la connaissait.

Nous sommes devenues des tendres amies et elle est revenue avec Henri Atlan de nombreuses fois en Grèce parce que j’ai traduit d’autres livres de lui. Et chaque fois, elle m’apportait des cadeaux utiles pour la maison. J’avais toujours l’impression que nous appartenions à une même grande famille, et je les attendais toujours avec une grande joie.

Sa mort soudaine m’a bouleversée. Cette personne remarquable est partie sans avoir consigné tout ce qu’elle a vécu. Voulait-elle oublier ? Lorsque je lui avais posé la question sur son père, si elle avait retrouvé ses traces, elle m’avait répondu qu’elle n’avait jamais souhaité le voir. Qui écrira son histoire si extraordinaire ?

J’ai l’impression qu’elle n’est pas partie, et qu’elle va venir en Grèce, avec un cadeau dans les mains.

Adieu ma belle Béla.

Tu demeures toujours présente dans mon souvenir avec ton tendre sourire.

Athènes