Françoise Skurman

Il y a vingt ans, je suis partie vivre aux Etats-Unis. Les Atlan passaient de plus en plus de temps en Israël. Les rencontres devinrent rares.

Mais avant cela, je crois que nous étions très proches, Béla et moi. Nous habitions dans la même rue, les portes des immeubles se faisant face. J’aimais ses longs cheveux blonds, ses grands yeux bleus qui scrutaient intensément, sa voix mélodieuse, son immense passion pour Henri, qui était le centre absolu de sa vie. Notre relation était curieusement faite à la fois de non-dits et de grande intimité, où la présence affectueuse l’emportait sur la parole.

Au fond, je ne sais pas grand-chose de Béla, et je n’ai pas cherché à savoir. Il y avait des océans de souffrance. « Comme ta petite fille a de la chance de connaître les bras d’une mère », m’a-t-elle dit un jour. Mais chacune de nous écoutait les confidences de l’autre sans poser plus de questions qu’il n’était nécessaire.

Béla voulait aider chaque personne en difficulté. « Il/elle est venu(e) me voir, nous avons parlé pendant des semaines et je crois que je l’ai beaucoup aidé(e) », disait-elle de temps en temps.

Un jour, me suivant dans ma chambre, elle a aperçu le dressing du père de mes enfants, resté intact depuis le jour de sa mort. avec tout ce qu’il possédait. Elle n’a rien dit. mais elle est revenue armée d’un pendule qu’elle a promené avec un air sérieux dans toute la maison, jusqu’à ce qu’elle atteigne ce dressing. « Je sens de mauvaises ondes, a-t-elle alors déclaré avec autorité en entrant dans la pièce. » Elle aurait pu, en ses qualités de psychologue et d’amie, me tenir un long discours. Elle a préféré faire intervenir cet objet, le pendule, en lequel nous ne croyions ni l’une ni l’autre. « Qu’est-ce que c’est que tout cela? » s’exclama-t-elle.  « Regarde comme le pendule s’agite. Fais sortir ces choses de chez toi. » Elle a insisté jusqu’à ce que je vide le dressing. Elle avait raison, ce fut une grande libération.

Elle-même appelait parfois à l’aide. Elle avait des crises de désespoir ou de dépression, et me téléphonait pour me dire qu’elle ne pouvait pas manger. Je venais avec des croissants que je déchiquetais pour lui mettre dans la main, bouchée par bouchée, avec de la confiture.

Sa générosité n’était pas que dans son conseil avisé.  Entrée un jour en possession d’une somme importante, elle l’a donnée à des œuvres, comme si elle la brûlait. Elle avait des raisonnements compliqués pour expliquer pourquoi elle ne pouvait pas le garder. Cet argent était, en quelque sorte, impur. Je crois qu’elle ne dépensait rien pour elle-même.

Pourtant, elle avait un grand intérêt pour les questions esthétiques et elle aimait les beaux objets. Son appartement de Paris était plein de goût et de charme, et elle le redécorait constamment en pensée. Mais l’esthétique n’était pas vraiment en cause. Elle recherchait avant tout l’harmonie entre les êtres, et l’harmonie d’un lieu la touchait. C’était peut-être la seule trace de bourgeoisie en elle, mais ce n’était pas vraiment important : Henri était sa maison.

Je l‘ai croisée il y a un an sur le boulevard Montparnasse, et il m’a semblé qu’elle était paisible et heureuse. Nous allions célébrer un Pessah ensemble.