Bénédicte Rivière

C’est en 1971, au Centre Psycho Pédagogique de Versailles, que m’accueillit pour la première fois « Mademoiselle Kohn ». Je voulais connaître l’expérience psychanalytique, pour en découdre fièrement avec ce que je ne pouvais nommer. Mes parents m’avaient accompagnée. J’avais 15 ans. C’est ici qu’une jeune psychanalyste à la fois magnifique et résolue écouta mon mutisme une ou deux fois par semaine. Mais deux ans plus tard je quittais Paris. « Vous n’avez pas terminé votre analyse » m’avait répondu Mademoiselle Kohn que je ne pus retrouver qu’en 1980.

Elle s’était mariée à un grand savant et consultait maintenant chez elle au 62 boulevard du Montparnasse. Je découvris la couverture en damier de poils de chèvres noirs, blancs et bruns tapissant le mur collé à son divan couvert de cachemires et de coussins de velours ocres, l’immense bouclier de cuivre, la sculpture-souche vernie, les tableaux d’arbre et bouquet d’automne… Je retrouvais ma voix, une voix.

Toujours, les interprétations de Béla Kohn-Atlan m’ont travaillée et dès longtemps, au même titre que des souvenirs d’enfance précieux rebalayent nos plages de vie. Je n’ai pu, avec mes propres mots, parler de Psychanalyse. Béla me décourageait d’ailleurs de « dire des gros mots ». C’est en me parlant d’elle, de ses émotions, de ses goûts, qu’elle me « rebranchait » avec le sens de la langue française et de ses articulations, quand je racontais sans le comprendre ce qui, dans ce que je vivais alors, était en train ou de se tramer ou de se renouer.

Parallèlement à mes séances à Montparnasse, je découvris en librairie « Entre le Cristal et la Fumée », de Henri Atlan dont j’ignorais tout, et à travers ce livre certaines représentations, d’une part de la psychanalyse (qui pour moi faisait toujours partie de l’enfance), d’autre part de l’écrivain (celui qui trouve dans son désordre respecté, un ordre caché) et donc de la lecture. Béla compléta mes lectures en me parlant des Congrès de Cordoue (dont j’avais écouté les enregistrements sur France Culture), de Cerisy, et d’autres hauts lieux de la pensée intellectuelle et scientifique. Un peu plus tard elle m’expliqua, avec mes mots, la théorie de la Complexité par le bruit, et l’importance de la redondance. Je suivais alors les cours de Théories et systèmes d’organisation au Conservatoire national des Arts et Métiers.

L’insuffisance de redondance m’apparut alors en soi comme un crime, et par conséquent je m’ingéniais à trouver des astuces muettes pour en créer, autour de ce pour quoi le langage n’était pas intervenu. Une sorte d’hystérie qui, sinon d’être comique, était plutôt étrange, voire handicapante.

Au cours des années 1985-86, tout en conduisant chez elle et en institution moult séances d’analyse parfois épuisantes, Béla travaillait jour et nuit à la rédaction de sa thèse de doctorat (« Psychosomatique, auto-organisation et psychanalyse »).

Quelques mots d’elle suffisaient à m’expliquer la scène où intervenait cette pensée immensément complexe. Elle décida alors de nous faire gagner du temps en travaillant côte à côte, chacune dans son domaine, elle la psychosomatique, moi l’organisation du travail, chacune dans une pièce de son appartement, les dimanches.

Béla Kohn-Atlan portait avec une intense responsabilité la charge de l’avenir et entrainait avec elle tous ceux qui le voulait sérieusement beau. La barre était haute.

Vers 1990, le professeur Henri Atlan, son mari qui habitait Jérusalem et qu’elle rejoignait invariablement aux vacances, revint travailler à Paris. Béla chercha et trouva un très bel appartement où vivre à deux, 22 boulevard Saint Michel, en face de Cluny. Mais l’histoire était déjà inscrite au 156 boulevard du Montparnasse.

Béla et Henri y retournèrent assez rapidement.

En 1992, à la mort subite de mon père Emmanuel Rivière de Grand Boulogne, que Béla avait rencontré et apprécié, nos routes se détachèrent à nouveau.

Nous nous retrouvâmes en 2000.

J’ai été portée par cette grande dame durant presque toute ma vie. Alors aujourd’hui comment parler d’elle, sans elle ? J’ai l’impression d’improviser, donnant une couleur qui pourrait ternir sa magie, et brouiller le réel. C’est insensé, et pourtant il faut avancer !

Quand il ne restera que son nom et ce qu’il évoque, comment pourra-t-on s’expliquer l’écoute active de Béla ? J’entends mes amis vietnamiens me souffler

« …il y a un problème ». Et je songe à une polyphonie. Il faudrait être plusieurs pour parler d’elle… ou pour rêver d’elle…

Heureusement pour moi, Béla m’a fait rencontrer Henri et Philippe. Cette équation étroite entre nous deux est passée à une amitié entre quatre êtres, ce qui est beaucoup plus stable pour asseoir une vie sociale et l’implication qu’elle demande ! Plus riche aussi.

Béla m’a pilotée sur la théorie développée par Henri Atlan de la Complexité par le bruit, m’a instruite sur le rôle de la redondance, et ce qu’on appelle l’Humain… Comment aussi on peut articuler pensées abstraites et sentiments profonds ? Tout un programme sur lequel sa thèse, peut-être, saurait nous conduire.

Béla donnait tout d’elle-même, par ses interprétations et ses insights que j’ai pu laisser ou prendre à ma guise. Et les entendre formulés agissait sur moi mais aussi sur les contextes de mon quotidien, comme par magie. Comment, aujourd’hui qu’elle n’est plus là, accepter des mots venant en guides, sans qu’on les force ou qu’on les refuse ?

Et aussi comment s’y prendre pour connaître ce qui n’a pas eu le temps d’être exprimé ? Et pour comprendre aussi ce qui, exprimé, n’a pu l’être ?

C’est un chemin qui va progressant, sans s’étrangler, comme on boit l’eau :

« Avant donc que d’écrire, apprenez à penser…
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. »

Si ces souvenirs sont alors de solides jalons, c’est que le fil de la vie à venir semble avoir été déjà connu de Béla qui en avait dressé quelques repères solides, ceux   qui aident à marcher. Ainsi va la vie. Et peut-être aussi la pensée.

Mais comment aujourd’hui avancer sans elle ? Il reste un sourire à esquisser, en comprenant après coup sa souveraine énergie à débusquer ce négatif qui maintenant reflue à grandes vagues.

Le temps est venu de parler les langues de haute mer où l’on n’entend l’autre qu’à partir de ce qu’on veut construire ensemble. Merci Béla, puissions-nous un jour atteindre votre paix.