Spyros Théodorou

J’ai rencontré Béla, pour la première fois, le 9 mars 2000. C’était une journée inquiète.

J’avais juste mis sur pieds, à Marseille, un projet de « saisons » de conférences thématiques, sur le modèle des saisons théâtrales, et j’avais invité Henri à en donner la conférence inaugurale, la première conférence de la première saison.

Mais voilà : quelque temps avant, Henri m’appelle et m’annonce qu’il est fort malade, hospitalisé, et qu’il ne pourra donc pas venir prononcer cette conférence. J’étais tout inquiet pour lui, tant j’entendais sa voix et son être même affaiblis.

Et bien inquiet aussi, je dois l’avouer, pour l’avenir et la pérennité de ce projet qui s’inaugurerait donc par une annulation.

Mais voilà : peu de jours avant cette annulation, Henri m’appelle à nouveau. Sa voix est encore plus affaiblie, mais il subit un traitement qui lui permettra de quitter provisoirement l’hôpital, le temps de donner cette conférence.

Ils sont donc arrivés à l’aéroport, dans l’après-midi de ce 9 mars 2000. Ils sont sortis les derniers, bien sûr, marchant tout lentement, à petits pas précautionneux, et c’est ainsi que j’ai vu pour la première fois cette grande femme en noir, belle comme l’icône d’une inconnue sainteté.

Elle marchait juste derrière Henri, à corps touchant, comme le soutenant. C’était un accompagnement plutôt, la chorégraphie d’un très lent mouvement, une course de relais d’un infini ralenti. Il me semble me souvenir qu’elle ne le touchait pas, ne l’effleurait même pas.

Mais c’est pendant la conférence elle-même, je crois, que j’ai compris comment Béla soutenait Henri. Parvenir jusqu’à sa place avait visiblement été épuisant. J’étais bien sûr à ses côtés, pour le remercier et le présenter au public, très nombreux, qui l’attendait avec une émouvante attention. Sa voix était si faible que le micro y suffisait à peine. Et chacun faisait silence pour n’en rien perdre.

Béla était assise au premier rang et j’ai compris là qu’elle le soutenait du regard. Et je promets que ce n’est pas une métaphore. Elle le regardait avec une incroyable intensité, mais surtout avec une sorte de précision chirurgicale. Que le regard soit toujours là où il doit être. Que le regard soit toujours là où il est le plus utile. Que le regard soit toujours là où il est nécessaire.

Il me semblait qu’elle portait des yeux chacun des gestes de chacune de ses mains. Qu’elle soulevait sa voix du regard pour la porter jusqu’au micro. Qu’elle portait Henri tout entier du regard et le tenait debout comme un étai. Par les yeux.

C’est ainsi que j’ai vu Béla pour la première fois. Souvent par la suite je me suis demandé si elle ne tenait pas debout le monde entier de la même façon.  Par le regard.