Première vraie rencontre avec Béla, au milieu des années 1980 : elle m’avait fixé un rendez-vous dans un studio en soupente, dans une petite rue près de Montparnasse. La pièce était vide, peut-être en voie d’aménagement. Le contact fut austère, presque sévère. J’eus le sentiment de passer en quelque sorte un examen, sous son regard aigu. Sa voix était cassante, ses phrases courtes et précises, ses questions incisives. J’ose le dire : ce premier accueil fut plutôt glacial. Béla souhaitait mon aide dans l’écriture d’un travail qu’elle entreprenait, concernant son métier de thérapeute. Ce jour-là, elle me soumettait à évaluation. Malgré cela, je décidais de persévérer, intrigué et même mis au défi par cette rencontre qui n’avait pas cherché à être engageante. Grand bien m’en prit !
J’ai découvert très vite que la chaleur de Béla n’était pas méditerranéenne mais qu’elle avait la vertu de durer, sans perdition. J’ai deviné le type de transfert qu’elle induisait sans doute avec ses patients et, sans pouvoir dire que j’étais sous le charme, je me suis vite attaché aux rendez-vous que nous nous fixions. La collaboration n’était pas facile. Elle était de mon point de vue brouillonne, chaotique. Béla s’exprimait de façon elliptique, buissonnante. L’association d’idées était son régime naturel, alors que j’aurais volontiers appliqué les contraintes d’une rationalité tout analytique à la matière qu’elle me soumettait. Mais je me suis mis au diapason de son absence d’inhibition formaliste, et le travail produisit vite quelques résultats.
À chaque rencontre, Béla me témoignait une attention croissante : ce que je vivais et lui racontais l’intéressait et elle ne perdait rien de la géographie de mon environnement affectif. Sans esprit d’intrusion, elle questionnait parfois mon quotidien familial. Elle me donnait le sentiment d’être une sorcière prompte à m’administrer le remède inattendu au moindre aveu de faiblesse. A quelques jours de sa mort, elle me recommanda un produit miracle pour soigner ma fatigue oculaire. Mes bobos trouvaient, avec elle, leur médication. C’était là sa générosité la plus évidente à mon égard…
Elle me fit découvrir la psychosomatique à laquelle elle se consacrait et qu’elle opposait à la psychanalyse lacanienne. Grâce à elle, j’ai lu et commenté les travaux de Pierre Marty. Elle était incomparable pour m’expliquer la dépression essentielle et justifier que l’hyperactivité en soit le symptôme le plus courant. Elle décrivait sa propre démarche thérapeutique dans les termes les plus évocateurs : elle s’efforçait, disait-elle, de « prêter son inconscient » à celui ou celle qui n’en a plus, qui ne parvient pas à mentaliser les aléas de son existence mais s’abandonne à une ruineuse fuite en avant… J’avoue ne jamais avoir réellement compris comment on pouvait « prêter son inconscient » mais je faisais confiance à Béla : elle était à l’évidence une formidable thérapeute du « face à face » et je ne doute pas qu’en ne faisant aucune concession dans la relation, elle ait obtenu de réveiller le pouvoir des représentations mentales chez ses déprimés essentiels. J’aimais la discrétion dont elle faisait preuve : elle n’invoquait jamais tel ou tel patient dans nos conversations ; seuls les fonctionnements mentaux, dans leur description abstraite, s’invitaient dans nos échanges. C’est du concept qu’elle voulait exploiter avec moi, seulement du concept. En sommes-nous restés à la théorisation ? Ce n’est pas sûr car l’enthousiasme de la thérapeute ne pouvait qu’imposer au concept de s’incarner et à la théorie de chercher ses métaphores. Avec tant de discrétion qu’il ne m’a jamais été possible d’imaginer l’identité du moindre de ses patients. En toute situation, son amitié à mon égard, à l’égard du monde en général, restait empreinte de réserve. Je lui en fus très reconnaissant, lorsque mon existence s’est trouvée un jour bousculée…
Je n’hésite pas à penser qu’une réelle intimité s’est installée entre nous. Nous partagions le secret d’un travail en gestation et la liberté d’un langage pour exprimer les questions que pouvait soulever la vie ordinaire. Nous nous téléphonions parfois. La communication était souvent interrompue par elle, d’une manière qui pouvait sembler sèche mais qui ne m’offusquait jamais. Une façon peut-être pour elle de couper court aux épanchements voire aux apitoiements qui auraient pu résulter de la confidence.
Béla et moi avons pourtant cessé de nous voir et de nous parler, pendant une vingtaine d’années. Le travail avait été accompli depuis longtemps et n’exigeait plus nos séances rituelles. Je pensais parfois à elle, avec une amicale tendresse. La révélation de sa fragilité avait chassé très vite l’impression de raideur qui avait inauguré notre rencontre. Nous n’avions pas perdu le contact mais pouvions désormais fermer le jardin secret qui nous avait réunis, sans craindre d’en perdre la mémoire. J’ai su que Béla avait été très malade, alors qu’elle avait déjà surmonté l’épreuve. Un jour, elle m’a téléphoné et exprimé le désir de me revoir. Nous nous sommes donc revus, chez elle, autour d’un déjeuner chinois qu’elle avait commandé pour moi, et il y eut de l’émotion contenue dans ces retrouvailles. Plus tard, Béla m’a dit être surprise d’avoir atteint 80 ans et très vite, elle m’a expliqué combien son enfance la hantait à présent. J’ai compris qu’elle envisageait de mettre en dialogue avec moi, puis en récit pour d’autres, l’histoire personnelle, si singulière, si dramatique, qui fut la sienne, et dont des bribes lui revenaient de manière bouleversante. Allais-je être à nouveau invité à l’aider dans ce travail de reconstruction ? L’idée qu’elle veuille se délivrer de la part d’ombre qui obscurcissait sa vie, depuis l’enfance, était émouvante, mais je la croyais peu disposée à une introspection. Nous en étions venus à penser que la littérature pourrait offrir un cadre plus adapté à son histoire qu’une anamnèse organisée. Cela signifiait qu’une fiction pouvait peut-être se construire sur la base des souvenirs et des découvertes biographiques qu’elle collectait au soir de sa vie. Cette fiction à écrire, pourquoi ne pas imaginer qu’elle devienne le prétexte à de nouvelles rencontres rituelles ? La confiance inentamée qu’elle me témoignait m’était chère. Tout de même, je l’entends encore me répéter, après avoir évoqué un souvenir ou une réflexion : « Vous ne direz rien à personne, n’est-ce pas ? ». Cette question était souvent prononcée avec une intonation de petite fille. Béla s’y dévoilait en réalité telle qu’en elle-même, souffrant sans doute depuis l’enfance du désir d’être reconnue autant que de la peur d’être figée dans le regard des autres. Béla tourmentée par le passé et riche d’une exigence de lucidité au présent – Béla tellement vivante…