Virginie Simoneau-Olsen

J’ai connu Béla un peu plus de 10 ans avant d’avoir ma fille ; Héloïse vient de fêter ses 11 ans et rentre en sixième dans quelques jours. Cela fait donc une bonne vingtaine d’années à nous croiser dans la cour, dans l’escalier, dans le quartier… Une bonne vingtaine d’années aussi à nous saluer, à nous parler, à nous rendre service, à nous apprécier. À nous dire l’essentiel en quelques mots, et à débattre plus longuement de futilités. Parfois l’inverse.

Nous habitons le même immeuble.

Nous nous sommes très souvent croisées dans les escaliers, Béla naviguant entre deux étages. Et quand je ne la croisais pas je reconnaissais son parfum ou parfois l’entendais régler ses comptes avec sa difficile voisine de palier. J’ai toujours eu une certaine admiration pour ses répliques et ses colères. Elle y allait franchement ! Elle osait. Et il y avait de quoi… Comme l’a dit Héloïse un jour « Je ne savais pas que Béla pouvait être à ce point irritable ! ». Moi je le savais et j’ai repris le flambeau des conversations difficiles avec la voisine difficile mais c’est toujours en pensant à Béla que je le fais maintenant.

Entre nous il y a eu aussi les cadeaux. Champagne, fruits exotiques, chapeaux, dragées, poupées (plutôt souvenir de voyage que pour jouer), symphonies de Brahms et j’en passe… Il n’y a pas très longtemps je suis remontée avec un kilo d’oranges sanguines impossible à refuser. Et souvent un mot glissé dans la boîte aux lettres de l’une ou de l’autre.

Je sais aussi que Béla est à l’origine d’un souvenir inoubliable pour Héloïse, celui, pour la première fois, d’être « riche ». Celui de pouvoir s’offrir le monde entier…

Un jour Béla demanda à Héloïse de descendre la voir car elle avait quelque chose à lui donner pour son anniversaire. Héloïse est remontée avec une petite enveloppe qui contenait 50€. Cinquante euros à l’âge où les pièces d’un ou deux euros sont la norme, c’était incroyable. Pour ça aussi elle y allait franchement. Elle donnait. On ne sait jamais quoi offrir, qu’elle s’achète ce qui lui fait plaisir !

« Toi, je t’aime bien, je n’oublierai jamais ton anniversaire… » avait-elle dit. Cette année c’est Henri qui fut à la hauteur de Béla pour les 11 ans.

Et puis il y avait aussi les commentaires, sur les uns ou les autres, mais surtout les commentaires qui autorisent, valident et encouragent. C’est avec reconnaissance et émotion que je repense à certains mots qui furent les bons au bon moment.

Et bien sûr n’oublions pas les confidences. Béla était très forte en confidences ! Elle écoutait, parlait volontiers et se confiait parfois. Mais au-delà de l’information, c’est l’amitié que je recevais lors de nos échanges. Ces mois de confinement ont eu leur lot de longues, parfois très longues conversations.

Un matin, sur le trottoir, nous avons échangé quelques mots. Vous avez sorti de votre poche et m’avez montré une photo de vous, collée sur un morceau de bois, comme une petite icône. « J’étais pas mal quand j’étais jeune ! » m’avez-vous dit. Moi je vous avais trouvée plus que pas mal…

Béla, vous nous manquez mais le manque de vous est mille fois préférable à celui de ne pas vous avoir connue.

Paris, le 14 septembre 2021

Jean-Michel Besnier

Première vraie rencontre avec Béla, au milieu des années 1980 : elle m’avait fixé un rendez-vous dans un studio en soupente, dans une petite rue près de Montparnasse. La pièce était vide, peut-être en voie d’aménagement. Le contact fut austère, presque sévère. J’eus le sentiment de passer en quelque sorte un examen, sous son regard aigu. Sa voix était cassante, ses phrases courtes et précises, ses questions incisives. J’ose le dire : ce premier accueil fut plutôt glacial. Béla souhaitait mon aide dans l’écriture d’un travail qu’elle entreprenait, concernant son métier de thérapeute. Ce jour-là, elle me soumettait à évaluation. Malgré cela, je décidais de persévérer, intrigué et même mis au défi par cette rencontre qui n’avait pas cherché à être engageante. Grand bien m’en prit !

J’ai découvert très vite que la chaleur de Béla n’était pas méditerranéenne mais qu’elle avait la vertu de durer, sans perdition. J’ai deviné le type de transfert qu’elle induisait sans doute avec ses patients et, sans pouvoir dire que j’étais sous le charme, je me suis vite attaché aux rendez-vous que nous nous fixions. La collaboration n’était pas facile. Elle était de mon point de vue brouillonne, chaotique. Béla s’exprimait de façon elliptique, buissonnante. L’association d’idées était son régime naturel, alors que j’aurais volontiers appliqué les contraintes d’une rationalité tout analytique à la matière qu’elle me soumettait. Mais je me suis mis au diapason de son absence d’inhibition formaliste, et le travail produisit vite quelques résultats.

À chaque rencontre, Béla me témoignait une attention croissante : ce que je vivais et lui racontais l’intéressait et elle ne perdait rien de la géographie de mon environnement affectif. Sans esprit d’intrusion, elle questionnait parfois mon quotidien familial. Elle me donnait le sentiment d’être une sorcière prompte à m’administrer le remède inattendu au moindre aveu de faiblesse. A quelques jours de sa mort, elle me recommanda un produit miracle pour soigner ma fatigue oculaire. Mes bobos trouvaient, avec elle, leur médication. C’était là sa générosité la plus évidente à mon égard…

Elle me fit découvrir la psychosomatique à laquelle elle se consacrait et qu’elle opposait à la psychanalyse lacanienne. Grâce à elle, j’ai lu et commenté les travaux de Pierre Marty. Elle était incomparable pour m’expliquer la dépression essentielle et justifier que l’hyperactivité en soit le symptôme le plus courant. Elle décrivait sa propre démarche thérapeutique dans les termes les plus évocateurs : elle s’efforçait, disait-elle, de « prêter son inconscient » à celui ou celle qui n’en a plus, qui ne parvient pas à mentaliser les aléas de son existence mais s’abandonne à une ruineuse fuite en avant… J’avoue ne jamais avoir réellement compris comment on pouvait « prêter son inconscient » mais je faisais confiance à Béla : elle était à l’évidence une formidable thérapeute du « face à face » et je ne doute pas qu’en ne faisant aucune concession dans la relation, elle ait obtenu de réveiller le pouvoir des représentations mentales  chez ses déprimés essentiels. J’aimais la discrétion dont elle faisait preuve : elle n’invoquait jamais tel ou tel patient dans nos conversations ; seuls les fonctionnements mentaux, dans leur description abstraite, s’invitaient dans nos échanges. C’est du concept qu’elle voulait exploiter avec moi, seulement du concept. En sommes-nous restés à la théorisation ? Ce n’est pas sûr car l’enthousiasme de la thérapeute ne pouvait qu’imposer au concept de s’incarner et à la théorie de chercher ses métaphores. Avec tant de discrétion qu’il ne m’a jamais été possible d’imaginer l’identité du moindre de ses patients. En toute situation, son amitié à mon égard, à l’égard du monde en général, restait empreinte de réserve. Je lui en fus très reconnaissant, lorsque mon existence s’est trouvée un jour bousculée…

Je n’hésite pas à penser qu’une réelle intimité s’est installée entre nous. Nous partagions le secret d’un travail en gestation et la liberté d’un langage pour exprimer les questions que pouvait soulever la vie ordinaire. Nous nous téléphonions parfois. La communication était souvent interrompue par elle, d’une manière qui pouvait sembler sèche mais qui ne m’offusquait jamais. Une façon peut-être pour elle de couper court aux épanchements voire aux apitoiements qui auraient pu résulter de la confidence.

Béla et moi avons pourtant cessé de nous voir et de nous parler, pendant une vingtaine d’années. Le travail avait été accompli depuis longtemps et n’exigeait plus nos séances rituelles. Je pensais parfois à elle, avec une amicale tendresse. La révélation de sa fragilité avait chassé très vite l’impression de raideur qui avait inauguré notre rencontre. Nous n’avions pas perdu le contact mais pouvions désormais fermer le jardin secret qui nous avait réunis, sans craindre d’en perdre la mémoire. J’ai su que Béla avait été très malade, alors qu’elle avait déjà surmonté l’épreuve. Un jour, elle m’a téléphoné et exprimé le désir de me revoir. Nous nous sommes donc revus, chez elle, autour d’un déjeuner chinois qu’elle avait commandé pour moi, et il y eut de l’émotion contenue dans ces retrouvailles. Plus tard, Béla m’a dit être surprise d’avoir atteint 80 ans et très vite, elle m’a expliqué combien son enfance la hantait à présent. J’ai compris qu’elle envisageait de mettre en dialogue avec moi, puis en récit pour d’autres, l’histoire personnelle, si singulière, si dramatique, qui fut la sienne, et dont des bribes lui revenaient de manière bouleversante. Allais-je être à nouveau invité à l’aider dans ce travail de reconstruction ? L’idée qu’elle veuille se délivrer de la part d’ombre qui obscurcissait sa vie, depuis l’enfance, était émouvante, mais je la croyais peu disposée à une introspection. Nous en étions venus à penser que la littérature pourrait offrir un cadre plus adapté à son histoire qu’une anamnèse organisée. Cela signifiait qu’une fiction pouvait peut-être se construire sur la base des souvenirs et des découvertes biographiques qu’elle collectait au soir de sa vie. Cette fiction à écrire, pourquoi ne pas imaginer qu’elle devienne le prétexte à de nouvelles rencontres rituelles ? La confiance inentamée qu’elle me témoignait m’était chère. Tout de même, je l’entends encore me répéter, après avoir évoqué un souvenir ou une réflexion : « Vous ne direz rien à personne, n’est-ce pas ? ». Cette question était souvent prononcée avec une intonation de petite fille. Béla s’y dévoilait en réalité telle qu’en elle-même, souffrant sans doute depuis l’enfance du désir d’être reconnue autant que de la peur d’être figée dans le regard des autres. Béla tourmentée par le passé et riche d’une exigence de lucidité au présent – Béla tellement vivante…

Bénédicte Rivière

C’est en 1971, au Centre Psycho Pédagogique de Versailles, que m’accueillit pour la première fois « Mademoiselle Kohn ». Je voulais connaître l’expérience psychanalytique, pour en découdre fièrement avec ce que je ne pouvais nommer. Mes parents m’avaient accompagnée. J’avais 15 ans. C’est ici qu’une jeune psychanalyste à la fois magnifique et résolue écouta mon mutisme une ou deux fois par semaine. Mais deux ans plus tard je quittais Paris. « Vous n’avez pas terminé votre analyse » m’avait répondu Mademoiselle Kohn que je ne pus retrouver qu’en 1980.

Elle s’était mariée à un grand savant et consultait maintenant chez elle au 62 boulevard du Montparnasse. Je découvris la couverture en damier de poils de chèvres noirs, blancs et bruns tapissant le mur collé à son divan couvert de cachemires et de coussins de velours ocres, l’immense bouclier de cuivre, la sculpture-souche vernie, les tableaux d’arbre et bouquet d’automne… Je retrouvais ma voix, une voix.

Toujours, les interprétations de Béla Kohn-Atlan m’ont travaillée et dès longtemps, au même titre que des souvenirs d’enfance précieux rebalayent nos plages de vie. Je n’ai pu, avec mes propres mots, parler de Psychanalyse. Béla me décourageait d’ailleurs de « dire des gros mots ». C’est en me parlant d’elle, de ses émotions, de ses goûts, qu’elle me « rebranchait » avec le sens de la langue française et de ses articulations, quand je racontais sans le comprendre ce qui, dans ce que je vivais alors, était en train ou de se tramer ou de se renouer.

Parallèlement à mes séances à Montparnasse, je découvris en librairie « Entre le Cristal et la Fumée », de Henri Atlan dont j’ignorais tout, et à travers ce livre certaines représentations, d’une part de la psychanalyse (qui pour moi faisait toujours partie de l’enfance), d’autre part de l’écrivain (celui qui trouve dans son désordre respecté, un ordre caché) et donc de la lecture. Béla compléta mes lectures en me parlant des Congrès de Cordoue (dont j’avais écouté les enregistrements sur France Culture), de Cerisy, et d’autres hauts lieux de la pensée intellectuelle et scientifique. Un peu plus tard elle m’expliqua, avec mes mots, la théorie de la Complexité par le bruit, et l’importance de la redondance. Je suivais alors les cours de Théories et systèmes d’organisation au Conservatoire national des Arts et Métiers.

L’insuffisance de redondance m’apparut alors en soi comme un crime, et par conséquent je m’ingéniais à trouver des astuces muettes pour en créer, autour de ce pour quoi le langage n’était pas intervenu. Une sorte d’hystérie qui, sinon d’être comique, était plutôt étrange, voire handicapante.

Au cours des années 1985-86, tout en conduisant chez elle et en institution moult séances d’analyse parfois épuisantes, Béla travaillait jour et nuit à la rédaction de sa thèse de doctorat (« Psychosomatique, auto-organisation et psychanalyse »).

Quelques mots d’elle suffisaient à m’expliquer la scène où intervenait cette pensée immensément complexe. Elle décida alors de nous faire gagner du temps en travaillant côte à côte, chacune dans son domaine, elle la psychosomatique, moi l’organisation du travail, chacune dans une pièce de son appartement, les dimanches.

Béla Kohn-Atlan portait avec une intense responsabilité la charge de l’avenir et entrainait avec elle tous ceux qui le voulait sérieusement beau. La barre était haute.

Vers 1990, le professeur Henri Atlan, son mari qui habitait Jérusalem et qu’elle rejoignait invariablement aux vacances, revint travailler à Paris. Béla chercha et trouva un très bel appartement où vivre à deux, 22 boulevard Saint Michel, en face de Cluny. Mais l’histoire était déjà inscrite au 156 boulevard du Montparnasse.

Béla et Henri y retournèrent assez rapidement.

En 1992, à la mort subite de mon père Emmanuel Rivière de Grand Boulogne, que Béla avait rencontré et apprécié, nos routes se détachèrent à nouveau.

Nous nous retrouvâmes en 2000.

J’ai été portée par cette grande dame durant presque toute ma vie. Alors aujourd’hui comment parler d’elle, sans elle ? J’ai l’impression d’improviser, donnant une couleur qui pourrait ternir sa magie, et brouiller le réel. C’est insensé, et pourtant il faut avancer !

Quand il ne restera que son nom et ce qu’il évoque, comment pourra-t-on s’expliquer l’écoute active de Béla ? J’entends mes amis vietnamiens me souffler

« …il y a un problème ». Et je songe à une polyphonie. Il faudrait être plusieurs pour parler d’elle… ou pour rêver d’elle…

Heureusement pour moi, Béla m’a fait rencontrer Henri et Philippe. Cette équation étroite entre nous deux est passée à une amitié entre quatre êtres, ce qui est beaucoup plus stable pour asseoir une vie sociale et l’implication qu’elle demande ! Plus riche aussi.

Béla m’a pilotée sur la théorie développée par Henri Atlan de la Complexité par le bruit, m’a instruite sur le rôle de la redondance, et ce qu’on appelle l’Humain… Comment aussi on peut articuler pensées abstraites et sentiments profonds ? Tout un programme sur lequel sa thèse, peut-être, saurait nous conduire.

Béla donnait tout d’elle-même, par ses interprétations et ses insights que j’ai pu laisser ou prendre à ma guise. Et les entendre formulés agissait sur moi mais aussi sur les contextes de mon quotidien, comme par magie. Comment, aujourd’hui qu’elle n’est plus là, accepter des mots venant en guides, sans qu’on les force ou qu’on les refuse ?

Et aussi comment s’y prendre pour connaître ce qui n’a pas eu le temps d’être exprimé ? Et pour comprendre aussi ce qui, exprimé, n’a pu l’être ?

C’est un chemin qui va progressant, sans s’étrangler, comme on boit l’eau :

« Avant donc que d’écrire, apprenez à penser…
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. »

Si ces souvenirs sont alors de solides jalons, c’est que le fil de la vie à venir semble avoir été déjà connu de Béla qui en avait dressé quelques repères solides, ceux   qui aident à marcher. Ainsi va la vie. Et peut-être aussi la pensée.

Mais comment aujourd’hui avancer sans elle ? Il reste un sourire à esquisser, en comprenant après coup sa souveraine énergie à débusquer ce négatif qui maintenant reflue à grandes vagues.

Le temps est venu de parler les langues de haute mer où l’on n’entend l’autre qu’à partir de ce qu’on veut construire ensemble. Merci Béla, puissions-nous un jour atteindre votre paix.

Ariella Rosenthal

Septembre 2021, Jérusalem

Béla,

Un mois après avoir déménagé dans notre immeuble, un jour gris d’hiver, je suis entrée dans l’ascenseur qui descendait de l’étage au-dessus. La femme dans l’ascenseur m’a souri et m’a dit Bonjour en hébreu.

C’est ainsi que commença une relation amicale de 15 ans. Nous étions toutes les deux en route pour faire nos courses et nous avons parlé en marchant. Béla parlait en français et moi je retrouvais les traces rouillées de ma connaissance de la langue française. Nos conversations se déroulaient en un mélange un peu spécial de français, d’anglais et d’hébreu. Nous parlions de tout : politique, météo, habits, cheveux, religion, amour… la vie en somme.

Il s’est crée entre nous une vraie “chimie”.

Elle avait une capacité spéciale à elle de me regarder avec ses yeux bleus et de plonger dans mon regard, sans mots. Nos deux histoires de vie nous ont liées de façon unique. J’aimais sa joie de vivre en dépit de tout ce qu’elle a vécu dans son enfance. Béla était une femme forte, intelligente, entêtée, et aussi aimante et chaleureuse.

Elle a compris et analysé notre vie ici, avec ses plus et ses contres, comme si elle avait grandi en Israël. Son amour et estime pour son homme, Henri, étaient à la base de tout. Elle aimait écouter les gazouillements des oiseaux dans les arbres qui entourent notre immeuble. Depuis qu’elle est partie, chaque fois que je les entends, je me dis: c’est pour toi, Béla.

Tu me manqueras toujours. Repose en paix,

Un gros câlin, avec un cœur qui pleure

Ariella

Spyros Théodorou

J’ai rencontré Béla, pour la première fois, le 9 mars 2000. C’était une journée inquiète.

J’avais juste mis sur pieds, à Marseille, un projet de « saisons » de conférences thématiques, sur le modèle des saisons théâtrales, et j’avais invité Henri à en donner la conférence inaugurale, la première conférence de la première saison.

Mais voilà : quelque temps avant, Henri m’appelle et m’annonce qu’il est fort malade, hospitalisé, et qu’il ne pourra donc pas venir prononcer cette conférence. J’étais tout inquiet pour lui, tant j’entendais sa voix et son être même affaiblis.

Et bien inquiet aussi, je dois l’avouer, pour l’avenir et la pérennité de ce projet qui s’inaugurerait donc par une annulation.

Mais voilà : peu de jours avant cette annulation, Henri m’appelle à nouveau. Sa voix est encore plus affaiblie, mais il subit un traitement qui lui permettra de quitter provisoirement l’hôpital, le temps de donner cette conférence.

Ils sont donc arrivés à l’aéroport, dans l’après-midi de ce 9 mars 2000. Ils sont sortis les derniers, bien sûr, marchant tout lentement, à petits pas précautionneux, et c’est ainsi que j’ai vu pour la première fois cette grande femme en noir, belle comme l’icône d’une inconnue sainteté.

Elle marchait juste derrière Henri, à corps touchant, comme le soutenant. C’était un accompagnement plutôt, la chorégraphie d’un très lent mouvement, une course de relais d’un infini ralenti. Il me semble me souvenir qu’elle ne le touchait pas, ne l’effleurait même pas.

Mais c’est pendant la conférence elle-même, je crois, que j’ai compris comment Béla soutenait Henri. Parvenir jusqu’à sa place avait visiblement été épuisant. J’étais bien sûr à ses côtés, pour le remercier et le présenter au public, très nombreux, qui l’attendait avec une émouvante attention. Sa voix était si faible que le micro y suffisait à peine. Et chacun faisait silence pour n’en rien perdre.

Béla était assise au premier rang et j’ai compris là qu’elle le soutenait du regard. Et je promets que ce n’est pas une métaphore. Elle le regardait avec une incroyable intensité, mais surtout avec une sorte de précision chirurgicale. Que le regard soit toujours là où il doit être. Que le regard soit toujours là où il est le plus utile. Que le regard soit toujours là où il est nécessaire.

Il me semblait qu’elle portait des yeux chacun des gestes de chacune de ses mains. Qu’elle soulevait sa voix du regard pour la porter jusqu’au micro. Qu’elle portait Henri tout entier du regard et le tenait debout comme un étai. Par les yeux.

C’est ainsi que j’ai vu Béla pour la première fois. Souvent par la suite je me suis demandé si elle ne tenait pas debout le monde entier de la même façon.  Par le regard.

Sonia Rachel Moses

Béla Béla Béla,

Quelle belle âme, éternellement juvénile, unique et spontanée, avec un esprit libre et la fraîcheur d’une enfant. 

Je la sentais comme mon âme sœur. Elle me disait que son prénom était Béla Rachel, comme mon deuxième prénom à moi aussi.

Béla, personne extrêmement belle, pleine de vie, pleine de lumière. Je ne peux m’adresser à elle qu’au présent, car sa force vitale continue de rayonner.

J’adorais chez Béla tout ce qu’elle était : son grand charme, sa spontanéité, son côté bohème. 

Par son humour, son inventivité, sa fantaisie, je percevais Béla comme une artiste dans la vie même.

J’aimais tant sa générosité, son écoute profondément humaniste, au-delà du jugement. 

Elle mettait tout son talent, son instinct et sa connaissance au service de sa volonté de soigner et de libérer ses patients et même ses amis.

Tous les conseils que j’ai reçus de Béla étaient formulés de manière drôle, créative et juteuse ; ils m’ont profondément éclairée et ils guident ma vie. J’essaie de les appliquer au mieux.

Béla, généreuse en compliments et en encouragements, elle savait recevoir ses invités comme des princes et princesses VIP.

Tous les cadeaux que j’ai reçus de Béla sont faits d’une matière douce : un coussin rouge en peluche en forme de cœur posé sur mon canapé ; une veste et jupe en velours ; un chemisier soyeux et lumineux.

Et même pour les plus modestes cadeaux que j’ai pu lui offrir, Béla les a toujours accueillis avec gratitude et enthousiasme. Après lui avoir offert une boîte de rangement couverte de paillettes mauves, elle m’a répétée à plusieurs reprises, « J’adore ».

J’étais, et je suis toujours, en admiration devant la position anti-victime de Béla, son autodérision et son esprit iconoclaste.

Je n’ai passé aucun moment sinistre avec elle. Elle savait tourner même le plus lourd en léger, en blaguant avec son humour charmant.

Vu son histoire et sa biographie, c’est une inspiration incroyable pour moi que de la voir traiter l’horreur avec humour.  J’ai tellement aimé son autodérision, son recul, son sens de la dédramatisation. Je ris encore de ses blagues dites autour de la table à manger le vendredi soir, lors de dîners chaleureux et uniques. 

Béla savait aussi se remettre en question et être en mouvement permanent, notamment par rapport à sa pratique thérapeutique. Les dernières années, elle a choisi d’aller vers des thérapies brèves et peu coûteuses, par souci de pouvoir aider ses patients rapidement, les « remettre sur pied » comme elle disait.

En dehors de ses amis et de ses patients, Béla « adoptait » des personnes de son entourage, leur apportant accompagnement et soutien.

Le choix de Béla d’incarner la bonté et la générosité, ce choix de lumière en réponse à la cruauté et au tragique, je le considère comme un trait de caractère Hassid.

On dit que chaque personne est unique au monde, que chaque personne est un microcosme. Toutefois, il faut parfois creuser plus ou moins profondément pour le percevoir. Chez Béla, sa personne unique éclatait au grand jour.

Béla est pour moi une lumière, une perle, une pépite d’or, une fleur.  Avec tout mon grand amour pour toi Béla.

Roger-Pol Droit

Certains suivent leurs émotions, intuitions et affects. D’autres raisonnent, déduisent, conceptualisent. Il est très rare qu’on fasse les deux, et passe d’un registre à l’autre, sans crier gare, voire sans s’en rendre compte.

Béla avait cette étrange liberté. De parole et de pensée, d’intuition et de rumination.

Elle fonctionnait par éclairs et souterrains, fulgurances et persistances.

Ce qui, évidemment, est déconcertant, et même perturbant. Mais fécond, une fois admise la perte des repère habituels.

J’ai connu Béla seulement quelques années, avant que le tourbillon de la vie ne nous sépare durablement, mais elle a profondément marqué mon existence, d’une manière que j’ai mieux comprise au fil du temps.

Je crois qu’elle m’a fait entrevoir qu’on peut vivre des idées et concevoir des sensations, et que désirs et pensées s’entrelacent sans cesse.

Plus encore, elle m’a permis de découvrir ce qu’est un processus. Je croyais naïvement, comme beaucoup, que les choses étaient fixes, les gens aussi, les situations également, sans parler des notions.

Béla m’a aidé à voir que tout bouge. On appelle ça la vie.

Monique Atlan

De grands yeux bleus impérieux, le plus souvent démentis par un sourire fraternel,

Béla ne connaissait que l’injonction : de résister, de vivre, de comprendre.

Comme un serment, jamais démenti entre elle et elle.

Béla avec un seul « l », elle y tenait.

Béla qui interpellait, décryptait, argumentait, inlassablement.

Qui débordait d’emportements, d’inspirations subites, puis retour au silence.

Béla avait la joie enfantine et le désespoir hermétique.

De son insondable solitude, elle extrayait des trésors d’élans vers les autres, parfois déçus.

Sans cesse, elle retournait ses désillusions précoces en armes, en bouclier qui la protégeait.

Béla n’a jamais courbé la tête devant la vie.

Maria da Conceição de Almeida

Béla Kohn-Atlan, ou quand Kairos détrône Cronos

Les Grecs de l’Antiquité concevaient le temps à travers deux mots aux sens différents : Chronos, pour parler d’un temps qui s’écoule, d’une suite d’événements d’importances différentes ; ou Kairós, pour désigner des événements singuliers, pleins de sens annonçant des émotions, toujours prégnants de souvenirs qui restent vivants, ineffaçables.

Comme pour démontrer la puissance imaginative des énoncés mythiques, certains intègrent dans leur vie une manière d’être et de vivre capable d’exprimer l’une ou l’autre de ces deux conceptions du temps. C’est dans cette perspective que j’ai construit et que je garde la mémoire de Béla Rachel, Béla Kohn-Atlan ou Béla Atlan.

Tout se passe comme si cette belle femme, ignorant la banalité supposée de certains faits, les avait revêtus de significations flamboyantes, tant pour elle-même que pour construire le cadre de vie de ceux qui vécurent avec elle pendant une courte ou une longue période de temps. Un talent en permanence entretenu grâce à sa formation psychanalytique ? Une aptitude nourrie par l’audace avec laquelle elle assumait les contingences que la vie lui imposait, en en faisant des espaces originaux d’expérimentation ? La coexistence intellectuelle et amoureuse avec Henri Atlan, penseur obstiné à démontrer qu’il n’y a pas de liberté et d’autonomie sans une variété de déterminations et de choix? Ou bien l’image d’une Béla-Kairós que je construis résulte-t-elle de la maîtrise avec laquelle cette femme tissait, par elle-même, les déterminations et les conditionnements de sa vie pour se construire comme la Bela Kohn-Atlan que nous connaissons ?

Peut-être que l’archétype de la femme sauvage décrit par Clarice Pinkola Estés, dans son livre Des femmes qui courent avec les loups, lui va très bien ! C’est que, pour moi, toute femme sauvage réactualise l’image d’un Kairos obstiné à détrôner Chronos en métamorphosant les faits les plus insignifiants en événements lumineux.

Avant de rencontrer Béla, j’étais déjà frappée par la récurrence des dédicaces d’Henri à son égard dans ses livres. À quoi ressemblerait cette muse inspirante apparue dans les deux volumes des Etincelles de hasard ; dans A tort ou à raison ; Tout, non, peut-être ; L’utérus artificiel, entre autres livres ? Après l’avoir rencontrée, et en observant la même répétition dans des livres comme De la fraude – le monde de l’onaa ; et Croyances : Comment expliquer le monde je pus mesurer à quel point leur relation amoureuse et leur complicité intellectuelle étaient inséparables et fructueuses.

Moments peu nombreux mais intenses

J’ai vécu avec Béla pendant une courte période dans trois villes : en 2009, au Brésil, dans les villes de Natal et de Belém do Pará ; et, en 2015, à Paris.

À Natal, Béla accompagnait Henri Atlan, que nous avions déjà rencontré en 2001. Il s’agissait de sa deuxième visite au GRECOM, le Groupe de Recherche sur la Complexité lié à l’Université Fédérale du Rio Grande do Norte. Le couple venait de Rio de Janeiro où ils avaient été invités par André Martins, de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ). À Natal, en plus de leurs activités universitaires, Béla et Henri allèrent, avec leurs amis du Grecom, assister à une attraction touristique – le coucher de soleil sur le fleuve Potengi. Dans ce cadre, un événement aux significations multiples et durables émerge : à un certain moment, le couple s’embrasse avec une émotion visible, et ce sentiment nous impressionne tous, nous qui étions restés à table. Une chanson des années 60, jouée par le saxophoniste qui se produisait dans une petite barque, sur le fleuve, évoqua le début de la relation amoureuse entre les jeunes gens Henri et Béla. Émus et intenses, ils nous faisaient partager leurs souvenirs.

Après notre séjour à Natal, nous nous sommes rendus à Belém, où Henri devait intervenir dans le cadre de l’Université Fédérale du Pará, à l’invitation des professeurs Sergio Moraes et Isabel Lucena. Dans l’image que je me suis construite de Béla, une image dans laquelle Henri est indissociablement présent, un autre fait singulier et plein de sens remonte à la surface.

Dans un petit bateau à moteur (voadeira) conduit par un indigène, nous naviguions le long des voies d’eau, tantôt larges tantôt étroites (igarapés), d’où le couple pouvait observer les habitations suspendues (palafitas) typiques de la population locale. Nous arrivâmes enfin à destination, l’endroit où nous allions déjeuner : un grand restaurant en forme de bateau posé sur l’eau. Il y avait, à ce moment-là, une réunion des habitants des îles voisines. En attendant le déjeuner, nous nous retirâmes dans un espace à côté de la réunion. Les pêcheurs et leurs femmes parlaient fort en laissant éclater leur joie. Sans comprendre le moindre mot de portugais, Béla et Henri saisirent très vite ce qui se passait, non sans nous demander s’ils avaient raison. En fait, ils avaient compris qu’il s’agissait d’une réunion de dirigeants syndicaux qui planifiaient une action de résistance. Nos visiteurs évoquèrent alors leurs activités politiques en France en affirmant qu’il était possible de se faire une image universelle de ces luttes sans avoir besoin de comprendre une autre langue.

Nous avons passé le réveillon (2009/2010) ensemble dans l’appartement de collègues professeurs qui nous avaient invités au Séminaire de Belém. Le fait que Béla et Henri acceptèrent de fêter le passage de l’année dans une ambiance familiale, alors qu’ils auraient pu choisir de se rendre dans un lieu public pour voir la population locale, m’apparaît significatif. Une nouvelle manifestation du Kairós, capable de transformer le banal en événement.

La dernière fois que j’ai vu Béla, c’était en 2015, lors d’une nuit intense où les expressions d’amitié et les manifestations d’émotions fusaient à chaque minute, à chaque conversation. Edgard Carvalho et moi étions en vacances à Paris. Le 27 août, à 19h30, à l’invitation du couple, nous fûmes reçus dans l’appartement de Béla. L’accueil était chaleureux. La table était dressée avec raffinement, du vin mousseux et de délicieuses collations l’agrémentaient. Nous échangeâmes des cadeaux, Béla et moi: je lui offris un collier réalisé par la créatrice de bijoux Valéria Françolin, une amie de Natal; elle me donna un beau foulard Hermès violet et une bougie parfumée. Béla avait demandé à Edgard Carvalho de traduire la conversation entre elle et moi. Ensuite, nous sommes allés au restaurant et avons dégusté des plats délicieux. En sortant du restaurant, après nous être dit au revoir, et alors qu’Henri cherchait un taxi dans la rue pour qu’Edgard et moi pussions rentrer à l’hôtel, un petit incident se produisit : une voiture percuta Henri. C’était un heurt léger, mais Béla criait « Henri, Henri », très fort en courant vers lui. Rien de grave ne se produisit. Mais je n’oublierai jamais les derniers mots que j’entendis de Béla, vers 23h30 ce soir-là, le 27 août 2015 – « Henri, Henri » ! Les cris de Béla Rachel Kohn-Atlan m’ont semblé une déclaration d’amour.

Aujourd’hui, six ans plus tard, c’est comme si ce souvenir sonore venait confirmer que j’ai rencontré une Béla-Kairós capable de détrôner Chronos et de faire de sa vie une déclaration d’amour à Henri ; une Béla-Kairós annonciatrice d’événements faisant surgir le nouveau, pleins de sens et de souvenirs qui restent vivants, ineffaçables.

Maria da Conceição de Almeida (Brésil)

Michel Amselem

Béla, vous étiez dans la salle d’attente de mon cabinet dentaire avec des livres et des cahiers, telle une jeune étudiante, lorsque je vous ai rencontrée.

Cette rencontre professionnelle, au cours du temps, me révéla une personne originale et attachante qui savait ce qu’elle voulait, et surtout ce qu’elle ne voulait pas.

Béla ne cachait rien, ni sa souffrance d’un passé lointain, ni ses rêves, et vous disait sans détour, d’un regard intense et direct, ce qu’elle pensait.

Ses yeux, son sourire, sa joie de vivre communicative resteront pour moi un cadeau inestimable.

Béla, je vous souhaite de reposer enfin en paix.