En souvenir de Béla Kohn-Atlan, ce photo-montage pour évoquer nos rencontres au fil du temps, à Paris, ou à Jérusalem, bien souvent à la lumière des bougies du Shabbat, ou lors du « passage » du Seder.
Béla m’a toujours frappée par la beauté de sa présence tout à la fois puissante et poétique. En elle, comme des matriochka, s’emboîtaient avec une intelligence sensible et subtile tous les âges de sa vie : la femme accomplie, la psychanalyste à l’oreille vibrante, l’hôtesse généreuse; toujours l’habitait le sourire éblouissant de la jeune fille comme le tragique du bébé, qui au sortir du camp de Gurs, en 1941, trouva néanmoins des mains ouvertes.
Telle une rose blanche, une lettre hébraïque, un fin fil de soie, Béla vibrait de toutes ses harmoniques. Sa musique demeure en nous.
À l’une de nos dernières rencontres, au moment où nous nous apprêtions à nous quitter devant son appartement du boulevard du Montparnasse, Béla prononça d’un élan spontané et quasi inconscient : « Hayalim ! » Ce cri d’admiration incompréhensible – aucun soldat ne se trouvait à portée de vue – était une étonnante aspiration, une vérité qui s’est libérée de sa gorge. Béla songeait peut-être aux soldats israéliens chargés de la défense de la nation juive. Mais il me semble que ces « hayalim » en révélaient bien plus sur elle que le sens qu’on met habituellement dans le mot français « soldats ».
En hébreu, hayil est un concept étonnant. Nahmanide en fit une longue explication dans son commentaire sur Exode 18:21. D’habitude, et de manière la plus évidente, ce mot désigne justement les soldats, une armée ou un corps militaire. Mais il serait réducteur de restreindre sa signification aux affaires de guerre. Hayil est aussi une qualité, une valeur et une vertu, comme l’attestent ces multiples usages dans la Torah. Qui sont donc ces hommes et femmes de hayil ? Des leaders, des chefs, ceux qui peuvent se comporter habilement à la tête d’un peuple, d’un groupe ou d’un foyer. Des individus forts, mais pas seulement physiquement. Leur hayil, leur force est aussi, et surtout, une force intérieure, celle de leur caractère. Les hommes et les femmes de hayil sont justes et sages, restent toujours éveillés et emplis de zèle. Ils craignent Dieu et comprennent les autres hommes. Moïse les a choisis pour guider son peuple : ces individus forts, vaillants et sages sont loin d’être de simples guerriers.
Béla songeait-elle à « hayil » lorsqu’elle s’est exclamée « hayalim » ? Probablement pas. Cela aurait même été contre sa nature. Elle savait qu’au fond des êtres humains, comme au fond des mots, il y a un secret, un « sod » qui se manifeste on ne sait quand, on ne sait comment. Ce hayil qu’elle connaissait chez elle et admirait chez les autres sans le dire tout à fait explicitement, c’était son secret.
Elle est née dans un monde de Juifs à qui les Nazis avaient ôté leur force. Elle l’avait cherchée pendant son enfance, puis elle faisait hayil toute sa vie, comme il est dit : « Plusieurs filles font hayil, mais toi, tu les surpasses toutes » (Proverbes 31:29). Et au crépuscule de ses jours, elle nous a peut-être légué sa force d’âme en la laissant sur le seuil de sa maison.
Tous ceux qui ont bien connu Béla savent qu’elle pouvait dire aux gens leurs quatre vérités et les blesser en appuyant là où cela leur faisait spécialement mal. Pour autant que j’ai pu l’observer, en particulier sur moi-même, elle se trompait rarement.
Lors d’un colloque tenu au château de Cerisy, l’un des conférenciers, grand bourgeois satisfait de lui-même se prenant pour un grand intellectuel, lui avait spécialement tapé sur les nerfs. Lors d’une pause, Béla l’invectiva et lui démontra qu’un peu plus d’humilité eût rendu ses propos plus audibles. Pendant le reste du colloque l’intéressé n’eût de cesse de se justifier auprès de son juge, comme si elle, et elle seule, pouvait lui assurer le salut.
Un autre aspect de sa personnalité – mais n’était-ce pas le même ? – était la très grande gentillesse qu’elle pouvait manifester à l’égard des petits – petits en âge, elle qui n’a pas eu d’enfant, mais petits aussi parce qu’ils souffrent, traversent une crise, ne savent plus qui ils sont ni où ils vont. Cette gentillesse s’accompagnait d’une non moins profonde générosité. Mes enfants peuvent en porter témoignage.
Il y a longtemps, avant que je fasse la connaissance d’Henri et de Béla, j’ai fait une psychanalyse qui m’a sauvé la vie, la vie psychique tout du moins. Mon thérapeute, un grand nom de la place de Paris, était un Freudien orthodoxe et la cure suivit un protocole on ne peut plus classique basé sur le transfert. Ceux qui me connaissaient comme chercheur et n’avaient aucune idée du mal qui me rongeait, furent choqués que je puisse m’en remettre à ce qu’ils tenaient pour une imposture théorique et pratique. Je n’en eus cure : j’étais guéri, c’est-à-dire libre.
Bien des années plus tard, je traversai une crise tout aussi grave. Béla était une amie et elle se proposa pour m’aider. En place du cabinet du psychanalyste, nos rencontres eurent lieu au café Bullier, à Montparnasse, non loin de son domicile, sous forme de face à face, protégés que nous étions du reste du monde par le brouhaha ambiant. Au lieu du mutisme s’apparentant à un sommeil profond du psychothérapeute, il y avait un dialogue en apparence égalitaire entre deux amis. En vérité, Béla était la maîtresse du jeu que nous menions, moi tentant de lui faire dire ce que je souhaitais qu’elle dît, elle se dérobant et m’assénant des vérités que je ne voulais pas regarder en face. Plus d’une fois, sa brutalité me fit mal. Elle m’empêcha de me réfugier dans le mal qui m’avait conduit là où j’en étais et dont j’étais tout prêt de me contenter. Elle qui avait connu le mal radical, ne voulait pas que je me satisfasse de ce bien faisandé.
Mon thérapeute freudien, je l’ai pris pour mon père puis, avec son concours, je m’en suis débarrassé. Béla, je l’ai aimée jusqu’au bout comme on aime une sœur.
Toute rencontre avec Béla se jouait sur le mode de l’adoption : vous l’étiez ou ne l’étiez pas, d’emblée – sans même le savoir. Elle avait d’ailleurs un rapport aigu à tout savoir – comme si la critique ultime pouvait coïncider là encore avec du savoir comme adoption – en adéquation, mais avec quoi d’indicible ? Même qu’elle criait si fort parce qu’elle ne voulait pas qu’on l’entende : la joie, la douleur, l’amour, la confiance que seule un enfant vous accorde, se sachant d’autant plus perdu qu’il n’a rien à gagner. Jamais la moindre méfiance : simplement un non radical, un oui sans concession.
Sa présence éveillait du secret. Sa parole semblait dire et ne pas dire. Lors de nos toutes premières rencontres, toujours avec Henri, que s’est-il passé ? Comme une présence de rare intensité que seule peut conférer une ascèse intime de l’absence. Ici nul paradoxe : une forme accomplie de ce qui échappe, pleinement.
Avec Béla je me suis souvent demandé ce qui se disait sans se formuler, qui, de son regard perçant, brisait nos miroirs.
Tout se jouait de manière instantanée sur plusieurs niveaux. Elle ne craignait pas les réalités enchevêtrées. La précision des mots, toujours choisis. Ils étaient aussitôt convertibles : on pouvait les entendre de droite à gauche, de gauche à droite, de haut en bas et inversement, comme un gant se libère de toute trace des doigts pour mieux s’attacher au creux de la paume.
Bien sûr, Béla, mes mots t’auraient fait sourire – même rire aux éclats. Tu aurais pu dire : pourquoi s’adresse-t-on si bien à ce qui s’absente ? quelle est cette foutue pudeur qui rend muet face aux vivants ?
Un aveu : je n’ai jamais été adepte de la pudeur sociale – elle le savait.
La rencontre avait lieu à ce prix-là : briser les tables oniriques de la norme pour mieux adhérer aux nécessités de l’instant.
Un destin extraordinaire et singulier, bien que parmi des centaines de milliers d’autres. Béla, Rachel Kohn-Atlan, est née à Francfort, en Allemagne nazie, le 2 avril 1940. Sa mère, Anny Kohn, qui avait 20 ans au moment de la naissance de Béla, la place, le 12 avril 1940, à la Maison des femmes juives à Neu-Isenburg près de Francfort, puis la confie à une famille d’accueil à Villingen, petite ville de Bade, le 13 août 1940. Anny sera déportée à l’Est, le 1er décembre 1941, au ghetto de Riga, puis, en octobre 1944, au camp d’extermination de Stutthof, près de Gdansk, en Pologne, où elle décèdera avant le 8 mai 1945 (probablement en janvier). Le père de Béla reste inconnu jusqu’à ce jour.
Béla et sa famille d’accueil sont déportés en France non-occupée en octobre 1940 et internés, en tant que juifs et Allemands, au camp de concentration de Gurs, antichambre de Drancy, puis d’Auschwitz. Le père adoptif, Berthold Haberer, trouvera la mort à Gurs le 7 janvier 1942. La mère adoptive, Georgine Haberer, sera déportée à Drancy, puis à Auschwitz, le 10 août 1942.
Quant à la petite Béla âgée de neuf mois, elle est sortie du camp en janvier 1941 grâce à une septicémie providentielle, et recueillie dans une pouponnière par L’Amitié Chrétienne (œuvre de secours interconfessionnelle), puis cachée sous un faux nom en relation avec des groupes de résistance. Elle est ensuite élevée à Limoges par une infirmière de la pouponnière, qui devient sa nouvelle famille d’accueil, avec l’aide de l’OSE (Organisation de Secours aux Enfants) et de l’Assistance Publique. Elle est naturalisée française à 13 ans.
Elle poursuit ensuite sa scolarité, dans un foyer de jeunes filles à Strasbourg, où elle est active dans plusieurs mouvements de jeunesse, dont les Eclaireurs Israélites de France. Elle entreprend alors des études à Paris, toujours aidée, orientée et suivie assidument, même de loin, par une assistante sociale depuis Limoges. Son entrée dans la vie active suivra de quelques années le décès, en 1971, de sa protectrice.
Devenue psychanalyste, elle exerce son métier, en particulier dans des centres psychopédagogiques, où elle fait preuve d’un talent particulier dans les thérapies d’enfants et d’adolescents, puis à l’Institut de Psychosomatique de Paris. Elle soutient une thèse de psychologie à l’Université de Paris VII en 1987. Elle exprime dans son travail clinique une subtilité et une force de caractère, associées à une attention chaleureuse, peu communes, qui s’est perpétuée pour certains et certaines de ses patients et de ses amis qui venaient prendre conseils auprès d’elle.
Pendant les 44 ans de notre vie commune, j’ai toujours été frappé par sa perspicacité qui la faisait aller d’emblée à ce qui se révélait souvent l’essentiel en parlant avec empathie, et en faisant parler des personnes, en dehors de son activité clinique, qu’elle ne connaissait pas ou très peu. Elle ne sera pas oubliée.