À l’une de nos dernières rencontres, au moment où nous nous apprêtions à nous quitter devant son appartement du boulevard du Montparnasse, Béla prononça d’un élan spontané et quasi inconscient : « Hayalim ! » Ce cri d’admiration incompréhensible – aucun soldat ne se trouvait à portée de vue – était une étonnante aspiration, une vérité qui s’est libérée de sa gorge. Béla songeait peut-être aux soldats israéliens chargés de la défense de la nation juive. Mais il me semble que ces « hayalim » en révélaient bien plus sur elle que le sens qu’on met habituellement dans le mot français « soldats ».
En hébreu, hayil est un concept étonnant. Nahmanide en fit une longue explication dans son commentaire sur Exode 18:21. D’habitude, et de manière la plus évidente, ce mot désigne justement les soldats, une armée ou un corps militaire. Mais il serait réducteur de restreindre sa signification aux affaires de guerre. Hayil est aussi une qualité, une valeur et une vertu, comme l’attestent ces multiples usages dans la Torah. Qui sont donc ces hommes et femmes de hayil ? Des leaders, des chefs, ceux qui peuvent se comporter habilement à la tête d’un peuple, d’un groupe ou d’un foyer. Des individus forts, mais pas seulement physiquement. Leur hayil, leur force est aussi, et surtout, une force intérieure, celle de leur caractère. Les hommes et les femmes de hayil sont justes et sages, restent toujours éveillés et emplis de zèle. Ils craignent Dieu et comprennent les autres hommes. Moïse les a choisis pour guider son peuple : ces individus forts, vaillants et sages sont loin d’être de simples guerriers.
Béla songeait-elle à « hayil » lorsqu’elle s’est exclamée « hayalim » ? Probablement pas. Cela aurait même été contre sa nature. Elle savait qu’au fond des êtres humains, comme au fond des mots, il y a un secret, un « sod » qui se manifeste on ne sait quand, on ne sait comment. Ce hayil qu’elle connaissait chez elle et admirait chez les autres sans le dire tout à fait explicitement, c’était son secret.
Elle est née dans un monde de Juifs à qui les Nazis avaient ôté leur force. Elle l’avait cherchée pendant son enfance, puis elle faisait hayil toute sa vie, comme il est dit : « Plusieurs filles font hayil, mais toi, tu les surpasses toutes » (Proverbes 31:29). Et au crépuscule de ses jours, elle nous a peut-être légué sa force d’âme en la laissant sur le seuil de sa maison.