Béla Kohn-Atlan, ou quand Kairos détrône Cronos
Les Grecs de l’Antiquité concevaient le temps à travers deux mots aux sens différents : Chronos, pour parler d’un temps qui s’écoule, d’une suite d’événements d’importances différentes ; ou Kairós, pour désigner des événements singuliers, pleins de sens annonçant des émotions, toujours prégnants de souvenirs qui restent vivants, ineffaçables.
Comme pour démontrer la puissance imaginative des énoncés mythiques, certains intègrent dans leur vie une manière d’être et de vivre capable d’exprimer l’une ou l’autre de ces deux conceptions du temps. C’est dans cette perspective que j’ai construit et que je garde la mémoire de Béla Rachel, Béla Kohn-Atlan ou Béla Atlan.
Tout se passe comme si cette belle femme, ignorant la banalité supposée de certains faits, les avait revêtus de significations flamboyantes, tant pour elle-même que pour construire le cadre de vie de ceux qui vécurent avec elle pendant une courte ou une longue période de temps. Un talent en permanence entretenu grâce à sa formation psychanalytique ? Une aptitude nourrie par l’audace avec laquelle elle assumait les contingences que la vie lui imposait, en en faisant des espaces originaux d’expérimentation ? La coexistence intellectuelle et amoureuse avec Henri Atlan, penseur obstiné à démontrer qu’il n’y a pas de liberté et d’autonomie sans une variété de déterminations et de choix? Ou bien l’image d’une Béla-Kairós que je construis résulte-t-elle de la maîtrise avec laquelle cette femme tissait, par elle-même, les déterminations et les conditionnements de sa vie pour se construire comme la Bela Kohn-Atlan que nous connaissons ?
Peut-être que l’archétype de la femme sauvage décrit par Clarice Pinkola Estés, dans son livre Des femmes qui courent avec les loups, lui va très bien ! C’est que, pour moi, toute femme sauvage réactualise l’image d’un Kairos obstiné à détrôner Chronos en métamorphosant les faits les plus insignifiants en événements lumineux.
Avant de rencontrer Béla, j’étais déjà frappée par la récurrence des dédicaces d’Henri à son égard dans ses livres. À quoi ressemblerait cette muse inspirante apparue dans les deux volumes des Etincelles de hasard ; dans A tort ou à raison ; Tout, non, peut-être ; L’utérus artificiel, entre autres livres ? Après l’avoir rencontrée, et en observant la même répétition dans des livres comme De la fraude – le monde de l’onaa ; et Croyances : Comment expliquer le monde je pus mesurer à quel point leur relation amoureuse et leur complicité intellectuelle étaient inséparables et fructueuses.
Moments peu nombreux mais intenses
J’ai vécu avec Béla pendant une courte période dans trois villes : en 2009, au Brésil, dans les villes de Natal et de Belém do Pará ; et, en 2015, à Paris.
À Natal, Béla accompagnait Henri Atlan, que nous avions déjà rencontré en 2001. Il s’agissait de sa deuxième visite au GRECOM, le Groupe de Recherche sur la Complexité lié à l’Université Fédérale du Rio Grande do Norte. Le couple venait de Rio de Janeiro où ils avaient été invités par André Martins, de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ). À Natal, en plus de leurs activités universitaires, Béla et Henri allèrent, avec leurs amis du Grecom, assister à une attraction touristique – le coucher de soleil sur le fleuve Potengi. Dans ce cadre, un événement aux significations multiples et durables émerge : à un certain moment, le couple s’embrasse avec une émotion visible, et ce sentiment nous impressionne tous, nous qui étions restés à table. Une chanson des années 60, jouée par le saxophoniste qui se produisait dans une petite barque, sur le fleuve, évoqua le début de la relation amoureuse entre les jeunes gens Henri et Béla. Émus et intenses, ils nous faisaient partager leurs souvenirs.
Après notre séjour à Natal, nous nous sommes rendus à Belém, où Henri devait intervenir dans le cadre de l’Université Fédérale du Pará, à l’invitation des professeurs Sergio Moraes et Isabel Lucena. Dans l’image que je me suis construite de Béla, une image dans laquelle Henri est indissociablement présent, un autre fait singulier et plein de sens remonte à la surface.
Dans un petit bateau à moteur (voadeira) conduit par un indigène, nous naviguions le long des voies d’eau, tantôt larges tantôt étroites (igarapés), d’où le couple pouvait observer les habitations suspendues (palafitas) typiques de la population locale. Nous arrivâmes enfin à destination, l’endroit où nous allions déjeuner : un grand restaurant en forme de bateau posé sur l’eau. Il y avait, à ce moment-là, une réunion des habitants des îles voisines. En attendant le déjeuner, nous nous retirâmes dans un espace à côté de la réunion. Les pêcheurs et leurs femmes parlaient fort en laissant éclater leur joie. Sans comprendre le moindre mot de portugais, Béla et Henri saisirent très vite ce qui se passait, non sans nous demander s’ils avaient raison. En fait, ils avaient compris qu’il s’agissait d’une réunion de dirigeants syndicaux qui planifiaient une action de résistance. Nos visiteurs évoquèrent alors leurs activités politiques en France en affirmant qu’il était possible de se faire une image universelle de ces luttes sans avoir besoin de comprendre une autre langue.
Nous avons passé le réveillon (2009/2010) ensemble dans l’appartement de collègues professeurs qui nous avaient invités au Séminaire de Belém. Le fait que Béla et Henri acceptèrent de fêter le passage de l’année dans une ambiance familiale, alors qu’ils auraient pu choisir de se rendre dans un lieu public pour voir la population locale, m’apparaît significatif. Une nouvelle manifestation du Kairós, capable de transformer le banal en événement.
La dernière fois que j’ai vu Béla, c’était en 2015, lors d’une nuit intense où les expressions d’amitié et les manifestations d’émotions fusaient à chaque minute, à chaque conversation. Edgard Carvalho et moi étions en vacances à Paris. Le 27 août, à 19h30, à l’invitation du couple, nous fûmes reçus dans l’appartement de Béla. L’accueil était chaleureux. La table était dressée avec raffinement, du vin mousseux et de délicieuses collations l’agrémentaient. Nous échangeâmes des cadeaux, Béla et moi: je lui offris un collier réalisé par la créatrice de bijoux Valéria Françolin, une amie de Natal; elle me donna un beau foulard Hermès violet et une bougie parfumée. Béla avait demandé à Edgard Carvalho de traduire la conversation entre elle et moi. Ensuite, nous sommes allés au restaurant et avons dégusté des plats délicieux. En sortant du restaurant, après nous être dit au revoir, et alors qu’Henri cherchait un taxi dans la rue pour qu’Edgard et moi pussions rentrer à l’hôtel, un petit incident se produisit : une voiture percuta Henri. C’était un heurt léger, mais Béla criait « Henri, Henri », très fort en courant vers lui. Rien de grave ne se produisit. Mais je n’oublierai jamais les derniers mots que j’entendis de Béla, vers 23h30 ce soir-là, le 27 août 2015 – « Henri, Henri » ! Les cris de Béla Rachel Kohn-Atlan m’ont semblé une déclaration d’amour.
Aujourd’hui, six ans plus tard, c’est comme si ce souvenir sonore venait confirmer que j’ai rencontré une Béla-Kairós capable de détrôner Chronos et de faire de sa vie une déclaration d’amour à Henri ; une Béla-Kairós annonciatrice d’événements faisant surgir le nouveau, pleins de sens et de souvenirs qui restent vivants, ineffaçables.
Maria da Conceição de Almeida (Brésil)